Nous ne voulions pas écrire sur la guerre. Voici ce que nous nous sommes promis en arrivant ici. A propos de Sarajevo, nous préférions parler des processions du 27ème jour du Ramadan, des femmes voilées et dévoilées buvant du « magic tea » ou fumant le narguilé ensemble devant la fontaine de la Mosquée, des petits déjeuners saveur oignon, des ruines accolées aux buildings de verre, des cimetières à perte de vue… Pardon.
Des montagnes qui encerclent la ville, de la Neredva qui la divise, des œuvres d’Anish Kapur, Boltanski, Nan Goldin & consorts posées à même le sol d’un musée d’art moderne déserté, des façades criblées d’impacts de balles… Pardon.
Nous ne voulions pas en parler, mais nous voulions comprendre. Alors nous nous sommes au rendues au bout de la ligne 3 du tramway, de la ligne 10 du bus, troisième chemin à gauche, au « Tunnel Museum ». Mini exposition évoquant l’histoire du tunnel clandestin construit par l’armée bosniaque pour survivre au siège de Sarajevo. 800 mètres pour transporter vivres et armes, permettre un semblant de communication avec la zone libre.
En sortant de ce musée de bric et de broc (une carte des JO de 1984 en guise de schéma, le même film amateur projeté dans deux salles, des feuilles photocopiées pour tout panneau explicatif…), nous ressentons une sorte de malaise, mais l’histoire reste floue.
Nous ne voulions pas en parler, et pourtant la première personne à nous prendre en stop est un militaire polonais, employé par les forces armées de l’Union Européenne avec 600 hommes pour assurer la stabilité du territoire. Przemek déplore le retrait progressif des troupes (et le sien, bientôt). Pour lui, la région reste tendue. Les communautés ne se tolèrent qu’en surface et un rien pourrait ranimer le conflit.
Przemek s’est engagé dans l’armée sans jamais penser à la guerre, il se rêve faiseur de paix. En ce qui nous concerne, il œuvre au moins pour notre bien-être puisqu’il consacre les 200 kilomètres de sa «patrouille» à nous accompagner à la frontière du Monténégro. En chemin, un policier nous arrête : excès de vitesse.
Przemek sort alors sa botte secrète : une carte d’immunité. Il y a des avantage à la (l’in ?) justice.
Un café offert avec nos derniers Marks bosniaques, puis Przemek nous dépose à la frontière, en grande pompe. Nous la traversons à pied et sans encombre.
De l’autre côté du pont surplombant une gorge immense, nous faisons immédiatement la connaissance de Tarik. Alors que nous planifions de rester dans la région, un parc naturel sauvage, il nous convainc de poursuivre vers les lacs du sud. « Trop tard. Trop loin. Trop dangereux.» Et si lui était trop paternaliste ?
Bien vite, nous revenons sur cette première impression négative.
Tarik était médecin militaire au beau milieu de la guerre. Il croit beaucoup moins que nous en la bienveillance humaine. Mais comment lui en vouloir ? Pendant quatre ans, ce musulman non pratiquant a vécu sans eau ni électricité avec sa famille, travaillant jour et nuit à l’hôpital pour sauver le peu d’hommes qu’il pouvait. Sa femme est originaire du Montenegro. Il aurait pu partir avec elle mais a alors fait le choix de rester. «J’étais stupide, je croyais encore que la patrie signifiait quelque chose, que nous étions plus que des pions au service de stratégies politiques». Il a vu le pire de l’humanité.
« Comment des gens qui parlent la même langue, ont le même physique, la même culture, peuvent-ils s’entretuer ? C’est un non-sens. Ses grands-parents, ses parents, ses enfants et lui ont tous connu la guerre… et après ? »
Tarik n’est pas très confiant en l’avenir, en l’Europe, pourtant, il croit en son destin. «Un jour de 1992, je portais des chaussures montantes à lacets. Je m’énervais tout seul parce qu’ils se défaisaient sans cesse.
Ce matin-là, au moment où j’allais traverser le pont, j’ai marché sur mon lacet droit. Je me suis accroupi pour le renouer. C’est alors qu’une grenade a explosé à l’endroit où je me serais trouvé si j’avais poursuivi ma route. J’ai réalisé ma chance et compris que chaque minute était un sursis. Je crois d’ailleurs qu’à cette période tout le monde le pensait, nous étions en quête de plaisirs immédiats. Nous faisions l’amour ensemble, tout le temps. Sans mauvaise conscience ou peur du lendemain puisque, pour plusieurs d’entre nous, nous savions qu’il n’y en aurait pas. »
Tarik ponctue ses phrases de «mais je ne vais pas vous parler de cela». Il change alors de sujet, fait un arrêt au supermarché pour nous offrir sa bouteille de vin préféré, puis un détour de 20 kilomètres (et 250 marches) vers un monastère orthodoxe perché en haut de la montagne.
Tandis qu’il attend avec son chien devant l’entrée, nous suivons la foule des pèlerins. Lorsque nous comprenons ce qui se déroule à l’intérieur, il est trop tard : nous sommes nez à nez avec un Pope, croix à la main. Suivant l’exemple de la femme qui nous précède, nous nous signons et embrassons la croix qu’il nous tend. C’est pécher peut-être, mais c’est poli…
Au retour, Tarik explique qu’il déteste les marches. Pendant la guerre, son appartement était au dixième étage, et il devait monter chaque jour des provisions et des litres d’eau pour que sa famille puisse survivre.
Il ne voulait pas en parler et nous ne voulions pas l’écrire.
Mais ici, les cendres de la guerre fument encore et nous brûlent les yeux.