J19/20 : l’Albanie à pile ou face.

Comme souvent au cours du voyage se pose le dilemme de rester, ou non, à notre point de chute du jour. D’ordinaire, nous sommes d’accord, mais au sujet de Tirana, nos avis divergent. Arrivées hier soir dans la capitale albanaise, nous avons été surprises par ses immenses rues à l’architecture soviétique (traverser la moindre d’entre elles relève de l’héroïsme tant les voitures nous ignorent), le contraste entre un centre illuminé aux couleurs psychédéliques et une périphérie bidonville… Surprises donc, mais pas séduites… Alors que faire ce matin ?

Vote de Sandra : rester un jour et une nuit de plus.
Vote d’Aurélie : filer vers la Macédoine.

Pour nous départager : un pile ou face avec un Lëke local.
Verdict : prolongations …

Une fois tranché, le programme de l’après-midi s’organise selon les conseils de notre conducteur de la veille : un « parc national » dans les hauteurs de la ville, lieu de villégiature des autochtones. L’atmosphère dans les rues est caniculaire, un peu de fraicheur en altitude sera bienvenue.

Coté pile.
Bus puis minibus, puis vingt minutes de marche, et enfin téléphérique pour atteindre le sommet du parc Dajti. Le panorama est masqué par un voile de chaleur ouatée.

Nous nous enfonçons dans la forêt avec la perspective d’une promenade champêtre. Mais en fait de nature sauvage, nous débarquons au milieu d’une plaine rocailleuse couverte de détritus, véritable déchèterie à ciel ouvert. L’unique curiosité du périmètre est un chapelet de bunkers hérité de la paranoïa soviétique.
Tirana est-elle décidément hostile ?

Retour en centre ville. Nous nous réfugions chez Antonetta, chaleureuse tenancière de la pension éponyme. Elle recommande une virée au « Bloc », le quartier branché de la capitale albanaise : « à deux pas ».
Deux-mille pas plus tard, épuisées,  nous errons toujours parmi les artères sordides et nulle trace de la branchitude promise. Proches de l’altercation (« tu crois pas qu’avec un plan… ?»),  nous parvenons enfin à dénicher un lieu paisible où déguster un « Burek » accompagné d’un bière distillée in situ.

Coté face.
Notre virée nocturne se poursuit au gré des rencontres. LE point sur lequel cette ville fait l’unanimité entre nous est la cordialité de ses habitants (lorsqu’ils ne sont pas au volant, mais à leur décharge, ils n’ont de véhicules personnels que depuis vingt ans, auparavant – communisme oblige – seuls les transports en commun avaient droit de cité).

Partout, les Albanais nous sourient, nous conseillent, nous aident, brisant les clichés entendus avant de partir. On nous avait décrit un pays dur, régit par un islam radical, où la religion occupe une grande place «Pas de jupes ni de décolletés ici». Cinq minutes suffisent à percevoir que chacun est libre de mener son bout de chemin comme il l’entend. Les minis en lycra fluo côtoient voiles et pantalons moulants.

Dans un bar, Giami nous explique que la religion n’est pas centrale ici, comme elle l’est en Bosnie par exemple. «En Albanie on tente de survivre à la précarité. Je travaille, cotise, gagne correctement ma vie. Mais si demain je perdais mon emploi, je toucherais environ 60 euros pas mois. Notre gouvernement est corrompu. Il ne travaille pas pour le peuple, mais pour lui-même ».

Unis contre la misère ambiante. Bon an mal an. Unis mais méfiants.
Ici, pas d’autostop. Les dizaines de personnes postées le long des routes attendent un minibus ou un taxi privé…
Arrivées jusque-là, que faire ? Céder et suivre le mouvement ? Ou tenter… ? Evidemment.
Des taxis s’arrêtent non-stop, sans en avoir parfois l’apparence. Au point où nous montons dans un monospace et mettons cent mètres à comprendre qu’il va nous demander de l’argent. Bien sûr, le problème n’est pas d’investir quatre euros dans un transport (ce serait tellement plus facile), mais bel et bien de provoquer une rencontre gratuite et désintéressée.

Nous persévérons cinq minutes, puis faisons la rencontre de Perpadem. Cet homme est une bénédiction, l’illustration parfaite de la richesse de ces moments de route. Deux heures durant, il nous raconte l’histoire de l’Albanie. Celle de ses frères partis chercher ailleurs une réussite sociale, et la sienne, enracinée dans ses terres, incapable d’abandonner le navire.

Perpadem dirige une entreprise de construction. Il parle six langues et veut se mettre au service du développement de son pays. Avec nous, il en est le meilleur ambassadeur.

Pour notre dernier repas ici, il tient à nous convaincre de la finesse de la gastronomie. Nous faisons étape au bord d’une rivière, dans un petit restaurant de chasseurs.

Mijoté de poulet sauvage, polenta aux gésiers, salades en tout genre… Perpadem nous commande un festin. Il est drôle, généreux, intelligent et surtout (on vous voit venir, les sceptico-cyniques) très amoureux de sa compagne. Pas la moindre séduction dans ses attentions.

Juste l’envie de laisser une trace particulière, de distiller chez nous l’envie de revenir, sans que le hasard ne le décide pour nous. Indéniablement, il nous a mis d’accord.
Lorsqu’il nous dépose à la frontière macédonienne, nous sommes déjà nostalgiques de l’Albanie.

J18 : Attention !

« Faîtes attention, les Albanais sont dangereux ».
Voici ce que nous avons entendu en quittant le Monténégro. Echo étrange aux paroles des Slovènes : «Il faut se méfier des Croates», qui eux-mêmes nous avaient prévenus: «en Croatie, vous êtes en sécurité, mais les Bosniaques sont fous», tandis que ces derniers nous mettaient en garde : «Les monténégrins sont armés jusqu’aux dents». Chaque pays voisin est une menace, un ennemi potentiel. Mais pour nous, étrangères à ces clans, ces conflits, la même agréable surprise, chaque fois renouvelée. Des rencontres généreuses et bienveillantes, protectrices souvent.

Femmes, hommes, vieillards ou jeunes qui nous invitent à partager une bribe de route et de vie avec eux sont étonnés que nous soyons si confiantes, que nous n’ayons pas peur. C’est que l’histoire ne nous a pas (encore ?) fait prendre l’inconnu pour un agresseur latent.

Si l’Albanie a été plus épargnée que ses voisins par les récentes guerres balkaniques, le pays demeure le plus pauvre d’Europe. Les étals en taule ondulée se substituent aux boutiques du Monténégro, les déchets jonchent le sol. Partout, femmes et enfants des rues tendent la main, vendant légumes ou bonne conscience.

Les deux conducteurs successifs qui nous conduisent de la frontière à la capitale, Tirana, sont de retour au pays pour les vacances, mais – hasard ou coïncidence – sont tous les deux expatriés en Angleterre.

Tigrit d’abord, Liirm ensuite, nous racontent qu’ils sont partis seuls, sans travail et sans papier, tenter une vie possible, il y a quinze ans. Tigrit est peintre, Liirm électricien. Ils sont aujourd’hui régularisés et ont une famille (des femmes albanaises, épousées entre deux allers-retours estivaux). Sont-ils heureux ? « Oui, plutôt, même si je préfèrerais retourner vivre chez moi, si l’économie le permettait » nous confie Liirm.

Tigrit ne cesse de répéter combien il a été mal accueilli en France et en Angleterre. « Je vous offre à boire. J’y tiens. Parce que moi, lorsque je suis arrivé à Londres, sans un sous, on ne m’a même pas offert un café ». Ne pas renouveler l’histoire. Ne pas s’enfermer dans la peur de l’autre. Ne pas se laisser contaminer par elle.

Et se dire que nous avons de la chance de semer des pierres et de récolter autant de fruits…